mercredi 26 mai 2010

À LA RECHERCHE DES PLANTES SACRÉES

Il s'appelle José. Si cet ami espagnol a l'air fatigué, c'est qu'il sort d'une séance de Wachuma. La première fois que je l'ai vu, il passait au petit matin en souriant à tout le monde, dans la rue Sagárnaga, totalement ouvert. Je sus immédiatement qu'il était à la recherche de quelque chose de spécial. Je me tournai alors vers don Martin : "Tu vois ce gringo qui interroge autour de lui ? Je suis sûr qu'Il est à la recherche d'un homme magique". En fin de journée, je repassai par là et curieusement, je trouvai José assis avec don Martin qui s'empressa de me dire, tout exité que j'aie pu voir juste :"Je te présente don José, tu peux le renseigner il cherche un YATIRI". José souhaitait rencontrer des hommes de connaissance, ainsi qu'il les appelle. Il me raconta qu'un peu plus tôt dans l'après-midi, il était tombé sur un certain don Guillermo qui l'avait arnaqué en lui proposant un rituel bâclé et trop cher. "Tu aurais dû me demander ce matin, puisque je t'ai croisé et que je savais ce que tu cherchais. Je t'aurais mis aussi en garde contre ce Guillermo car ce n'est pas la première fois qu'il fait ça aux gringos", remarquai-je. Je sentais de l'énervement et de la déception en lui. "C'est vrai, répondit José, je t'ai aperçu aussi. J'ai croisé ton regard mais je savais pas". Il me montra ensuite quelques pages photocopiées d'un livre intitulé En busca de las plantas sagradas ("À la recherche des plantes sacrées"). En les feuilletant, je me rendis compte qu'aucun des endroits suggérés par son guide ne semblait correspondre à sa recherche. Comme je ne connaissais pas certains lieux indiqués, je demandai conseil à mon futur compadre don Nasario, lequel sollicita à son tour d'autres kallawaya, ce qui créa un peu d'animation autour de nous. Notre ami espagnol cherchait un spécialiste du cactus San Pedro et du breuvage Wachuma. En dehors de la célèbre rue des sorcières, les lieux magiques de La Paz sont en général plutôt spécialisés. Pour compliquer la situation - et sachant qu'existent 36 ethnies différentes en Bolivie - rien que dans le vocabulaire aymara, on relève plus de 40 appellations distinctes concernant les chamans et médecins traditionnels. Chacun a sa spécialité : Il y a l'AYSIRI spécialisé dans le recouvrement d'âme, l'AKULLIRI qualifié pour la divination, le CH'AMAKANI qui travaille dans l'obscurité et voit les esprits, le ICH'URI, sorte de prêtre divin, le JAMPIRI, plus centré sur la médecine, l'AMAUTA, réputé pour sa sagesse... autant de noms étranges répondant à des activités liées à l'invisible et au savoir ancestral. Finalement, la seule information exacte du bouquin de José concernait la Vallée de la Lune et la rue des Sorcières, où on trouve en effet le cactus sacré, sans pour autant pouvoir y rencontrer les Wachumeros, ceux qui en maîtrisent l'usage. J'explique alors à don José que les connaisseurs de Wachuma sont rares en Bolivie et qu'ils cultivent la discrétion, contrairement aux nombreux chamans des huaringas au Pérou, plus enclins à faire commerce de leur savoir-faire auprès de touristes naifs. La liste avec laquelle José tente vainement de s'orienter contient aussi quelques adresses d'agences spécialisées dans ce sacré business, mais mon interlocuteur est catégorique quant à ce genre d'activité et ne veut pas en entendre parler.

Désappointé, il commence toutefois à se rendre compte que je connais beaucoup de monde dans cette rue où nous sommes assis. Ses questions deviennent plus personnelles et il veut savoir où j'en suis de mon coté, depuis combien de temps je suis là et qui j'ai rencontré. Il y a en lui de l'engagement, de la sincérité et un coeur puissant. Mais il a aussi une tendance naïve à croire que les chamans sont comme dans les livres qu'il a lus, particulièrement ceux de Castaneda. José se défend d'être attiré par le coté spectaculaire des plantes sorcières en cinemascope. Il n'a pas de considération pour les aspects purements externes des visions et au contraire, c'est réellement l'esprit des plantes maîtresses qui l'intéresse. Je sais de toutes façons qu'il est prêt. Je l'ai su dès le premier regard. Je lui fais remarquer que son entreprise est peut-être vouée à l'échec car il ne dispose que d'un mois et qu'une rencontre avec ces traditions demande un investissement beaucoup plus long. Je lui parle bien sûr des kallawaya. Je suis avec eux depuis des mois mais en dehors de Grover et de sa famille, dont j'apprends beaucoup, tous semblent se méfier des occidentaux. Il est impossible pour un étranger de s'y faire initier. Lorsque José me demande pourquoi je reste avec eux, assis toute la journée, je lui réponds que je ne sais pas et que de toutes manières, je ne cherche rien de particulier. Précisons que nous sommes en décembre 2008 et que ce n'est qu'en mars 2009 que la porte des kallawaya va s'ouvrir pour moi, de façon très inattendue.
Je lui parle également de don Camilo, ce curandero du nord de l'Argentine que j'ai rencontré dans des circonstances rocambolesques, puisqu'il m'est apparu dans une vision dès mon arrivée en Amérique du Sud (à Cusco en Juin 2008), ainsi qu'une autre fois, en octobre 2008, lors des quatre jours que je passai dans le royaume des morts de l'Uku-Pacha, à Candelaria chez don Martin. Parfaitement réveillé, j'étais assis dans mon lit. Je voyais dans la nuit comme si c'était le jour mais en réalité, j'étais dans le patio de la maison de don Camilo, dans une communication non-verbale extrêmement précise où celui-ci était aussi étonné que moi de me voir là. Ces étrangetés se sont produites sans faire usage de plantes enthéogènes. Je n'ai rencontré Camilo en chair et en os qu'après ces évènements, il y a à peine plus d'un mois. Nous nous sommes reconnus à El Alto et avons évoqué ensemble ces rencontres dans le subtil. C'est là que pour la première fois, j'ai fait la connaissance de Wachuma. Mais Camilo prétendait, aux vues de nos expériences subtiles, que je connaissais déjà bien l'esprit de la plante. Pas de chance pour José, don Camilo est actuellement en voyage à Cochabamba et il ne pourra pas le rencontrer. Mon ami espagnol devient de plus en plus attentif alors que je déroule mon récit. Comme don Camilo est un spécialiste de Wachuma, j'explique les rudiments de la plante et ce que j'en sais. Comment la cueillir, comment la préparer, les exigences quant à sa prise, ses propriétés magiques, ses effets télépathiques et visionnaires, ses vertus thérapeutiques, les lieux où elle nous mène. Mon récit laisse de coté le fait qu'en raison de la qualité de nos rencontres dans le rêve éveillé, don Camilo me dit apte à transmettre ces choses ; car sur le coup, je n'ai pas conscience de pouvoir introduire José au monde de Wachuma. C'est la première fois que quelqu'un m'interroge sur la plante maîtresse. Je me contente d'expliquer prudemment ce que je sais, et je réfléchis aux personnes et aux lieux qui pourraient l'intéresser et l'éclairer dans sa démarche.
Puis, je lui propose de venir promener avec moi dans la rue des sorcières, pour lui présenter quelques plantes comme l'Ayahuasca, le San Pedro et d'autres moins connues. En marchant, d'étal en étal, je lui explique ce qu'il voit. Le mieux est de le cueillir soi-même rituellement, plutôt que de l'acheter ici. Ce cactus à cinq cotés, c'est très rare et très puissant. Il sert particulièrement pour telle opération. Son effet diffère des autres par tel et tel aspect. Cet autre cactus a six cotés, celui-là en a sept. Il en existe même à quatre cotés, mais ils sont encore plus rares qu'un trèfle à quatre feuilles et extrêmement dangereux. José commence à comprendre qu'il ne suffit pas de prendre du San Pedro à l'aveuglette, comme ça, en imaginant que c'est toujours à la même substance et aux mêmes effets que l'on aura affaire. Le nombre de cotés que comporte le cactus est fondamental, tout comme le lieu où il pousse, l'éclairage du soleil, le sexe de sa terre, le rituel présidant à sa préparation, etc. Je dis aussi quelques mots de la mesa norteña. Et tandis que nous échangeons, José déclare soudain :"Mais c'est toi, l'homme de connaissance que je cherche. Accepterais-tu de me présenter à l'esprit de Wachuma ?" Perplexe, je lui demande d'attendre un signe supplémentaire, un accord. Il part le surlendemain passer Noël au Pérou mais devra repasser par La Paz sur le chemin du retour. C'est là que je lui donnerai ma réponse et que nous célèbrerons ensemble le rituel de la vision qui ne reste pas prisonnière des yeux.
La conversation se poursuit et nous parlons maintenant d'impressions plus générales concernant son voyage dans les Andes. Il me dit que les argentins sont plutôt racistes envers les boliviens et qu'ils se moquent beaucoup de leur physique, les trouvant tous très laids. Ce qui provient de la culture occidentale est sujet, remarque-t-il, à cette dictature des apparences, à la superficialité botoxée de la vie et ses belles dents blanches prédatrices. Pour José cependant, les boliviens sont au contraire d'une grande, d'une très grande beauté. Ils sont beaux là où, justement, la famille argentine de son épouse trouve à se moquer d'eux. Ce n'est pas donné à tout le monde, en effet, d'avoir un visage totalement transparent où l'âme se donne à contempler avec autant de lumière et de force, ainsi qu'on peut le voir sur certaines images de mes blogs ou sur la video des Kjarkas. Depuis son arrivée en Bolivie, chaque fois que mon ami croise ce genre de visage, il a l'impression d'avoir vu un homme ou une femme de connaissance. C'est un avis que je partage pleinement bien sûr. Dans le sommeil profond de sa veille, le peuple a toujours été le gardien muet et inconscient d'un arcane final. Et de ce point de vue, don Martin est un champion toutes catégories. Encore faut-il pour cela qu'un peuple existe réellement, plutôt qu'une simple masse. Ce fut justement ma première découverte bolivienne, celle, éblouissante, de l'existence d'un peuple.
Revenons à Wachuma. C'est l'occasion pour moi d'expliquer pourquoi c'est un sujet que j'évite d'aborder trop directement sur ce blog. Hormis Morgan, Nakul et José, je n'ai initié personne à la prise de Wachuma et je ne pense pas avoir vocation à intégrer dans la démarche propre à notre lignée, l'usage systématique des enthéogènes. Certains amis proches soutiennent que le mental occidental a atteint un tel degré de rigidité qu'il n'y a plus que des gnoses chimiques qui puissent trouver la faille. M'est avis que le caractère spectaculaire de ces gnoses est trop divertissant pour le mental, qui y trouvera un nouveau jouet, un bel objet de consommation et des histoires supplémentaires à se raconter. D'autres approches, plus sobres et offrant moins de prise, semblent mieux correspondre à nos besoins, comme par exemple la méditation sans aspects (que le vajrayana appelle "non-méditation"). Et loin de montrer que nous sommes capables de comprendre la démarche enthéogène, un film tel que Blueberry ne fait au contraire que m'encourager à me taire sur cette question. Le but de l'auteur du film était de plonger directement le spectateur dans l'expérience chamanique, grâce aux effets spéciaux et une participation des spectateurs aux visions du héros. Le résultat est complètement raté au regard de l'intention. Les plantes maîtresses ne sont pas un trip et si les visions forment un langage privilégié des enthéogènes, elles ne constituent pas l'essentiel de cette approche particulière. Elles ne sont au contraire que l'extériorité de l'expérience chamanique, et quand on observe combien cette féérie spectaculaire continue de fasciner le candidat au breuvage sacré, on ne peut qu'en déduire que les conditions ne sont pas réunies pour un usage sain et respectueux de ces plantes. De plus, s'il est possible à tous de participer à un traitement thérapeutique effectué par ces plantes, leur usage proprement initiatique et chamanique réclame des compétences qui font généralement défaut à l'usager. Celui-ci sera donc un patient, et non pas un chaman auquel on enseigne le manejo. Pour une vision critique contrastée du Blueberry de Jan Kounen, je propose un autre film, nettement plus réussi quant au partage de l'expérience chamanique et au climat créé. Il s'agit du film exceptionnel de Nicolás Echevarría, Cabeza de Vaca (1990), que je montre souvent aux nouveaux venus souhaitant comprendre mon travail. Sans pour autant suivre la réalité ethnographique ou historique, cette oeuvre magistrale au traitement surréaliste, parvient à nous plonger dans une atmosphère ne sacrifiant rien au spectaculaire des visions, mais se tournant résolument vers la dimension interne et transformatrice de l'initiation. En découvrant ce film, j'ai songé qu'il ne pouvait s'agir que d'une oeuvre de chaman. J'ai su plus tard que le réalisateur mexicain s'était interessé de près au chamanisme et avait, entre autres choses, réalisé en 1979 un excellent documentaire sur la célèbre guérisseuse Maria Sabina. Parmi les nombreuses leçons de ce film, il en est une que j'ai retenue. Après une expérience de vie aussi troublante qu'extraordinaire, le protagoniste revient au "monde civilisé". Ses compagnons de route lui conseillent de taire ses expériences : "tendremos que contar mentiras", "nous devrons raconter des mensonges". C'est ainsi que le héros se voit condamné au silence, tandis que ses compagnons disent toutes sortes d'énormités et parlent de cités d'or et de femmes à trois seins. Ceux qui mentent, l'Occident peut les croire, surtout quand leurs affabulations sont monumentales ; mais celui qui vit l'incroyable est réduit au silence, sachant que toute parole ferait de lui un élément à faire taire à tout prix.

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