mardi 28 décembre 2010

LA VAGUE ET L'ESCALIER (1)

Président de la société géographique de La Paz et de la société d'archéologie de Bolivie, père de la tiwanacologie, Arthur Posnansky publia en 1952 un livre maître, Tiahuanaco, berceau de l'homme américain, où il soutient les théories les plus originales. J'ai entre les mains le tome III de ce très beau livre. Consacrée à la céramique de Tiwanaku, une riche iconographie développe toutes les occurrences de la vague et de l'escalier (fig.1c), comme représentations du Ciel et de la Terre : “ Si l'on étudie attentivement la céramique et les monuments archéologiques de ce continent, en ayant en main le présent ouvrage, c'est-à-dire sans préjugés ni idées préconçues ou partiales, de sorte que l'oeil voie ce qu'il y a réellement, et pas uniquement ce qui lui convient pour l'adapter à un point de vue déterminé, on pourra vérifier l'existence d'un SUBSTRATUM TIHUANACU dans tout l'hémisphère. Ce signe d'un ciment culturel préhistorique peut être observé de toute évidence, depuis le degré 30 de lattitude Sud jusqu'au degré 35 de lattitude Nord ; et de la côte Pacifique à la côte Atlantique”(voir carte 1d). Pour l'auteur, le signe de la vague et l'escalier est le symbole d'une religion continentale préhistorique oubliée. Faisant de Tiwanaku le berceau de l'humanité américaine et adhérant à une théorie du peuplement de la terre par les pôles sud et nord à l'âge tertiaire (fig.1f), il rejette la théorie généralement acceptée par les anthropologues occidentaux : à savoir que l'Amérique aurait été peuplée par des petits groupes de nomades asiatiques passés par le détroit de Behering ou venus des iles du Pacifique sur des embarcations de fortune.

Non seulement Posnansky étend l'influence de la culture Tiwanaku dans l'espace, mais il lui donne une amplitude temporelle exceptionnelle. Puisque l'humanité existe depuis le temps des dinosaures, assure-t-il, quel besoin d'utiliser les flux migratoires pour expliquer la présence de l'homme sur le continent américain ? Selon notre auteur, la lointaine Aztlan dont on parle au Mexique n'est autre que Tiwanaku et la cité éternelle a au minimum 25 000 ans, et certainement beaucoup plus. Temple astronomique, elle comporte une erreur de 6 degrés dans ses alignements équinoxiaux, montrant que l'axe de la terre a bougé entre temps et qu'il s'agit effectivement du plus ancien pôle cérémoniel et urbain du monde ( qui comptait 300 000 habitants à l'époque du Tiwanaku expansif). Le centre cérémoniel tout entier témoignerait donc d'une sagesse et d'une connaissance ayant survécu à la dernière glaciation, n'hésite pas à affirmer l'auteur. Le sceau de cette culture et de cette religion continentale – la vague et l'escalier - se serait étendu de la Patagonie aux Etats -Unis, en passant par le Pérou et le Mexique.

L'intérêt des théories de Posnansky, c'est qu'elles s'accordent à l'histoire mythique indigène, telle qu'on peut l'entendre dans les Andes. C'est cette histoire mythique que l'auteur s'attache à prouver très rigoureusement, avec succès parfois. Les anciens parlent-ils du temps où le lac sacré était plus vaste qu'aujourd'hui ? Posnansky en profite pour remarquer que le continent offre l'exemple d'une continuité culturelle extraordinaire et que c'est bien pour cela que les peuples indigènes gardent encore toutes fraîches, les traces orales de leur lointain passé.

Debout près des chullpas de Ñaquari, j'ai entendu ces étranges récits du passé. Ils m'étaient enseignés comme l'histoire secrète des kallawaya mais je les ai de nouveau écoutés chez les Chipayas, les Urus ou les amautas aymaras. il existait autrefois une autre humanité, dont les hommes actuels sont les descendants. Ces ancêtres étaient des géants, voire des titans. Le soleil de cette humanité n'existait pas ou était voilé par la cendre des volcans. La Lune brillait plus que le Soleil. Le lac Titicaca était beaucoup plus vaste et le plateau andin plus bas. Les montagnes poussaient encore et l'Amazonie n'existait pas. Telle qu'on la connait aujourd'hui et comme le montrent ses couches sédimentaires, c'est une formation géologique récente. Posnansky suppose que les peuples qui l'habitent sont les survivants de cultures urbaines très anciennes, ayant vécu une catastrophe gigantesque. On trouve des représentations d'animaux tropicaux à Tiwanaku indiquant, selon lui, que le climat était fort différent de celui qu'on connait de nos jours.

Au début du troisième millénaire, l'histoire de Tiwanaku est désormais connue. Les théories de Posnansky ont été réfutées ou ignorées, mais l'histoire mythique est plus vive et lancinante que jamais. Dans le monde Colla et Aymara qui vit naître le fédéralisme inter-éthnique de Tiwanaku et le socialisme cosmique cher à l'amauta Fausto Reinaga, le temps n'est pas linéaire mais circulaire. Cette circularité permet d'entrevoir, à partir du passé légendaire, la façon dont les indigènes imaginent le futur.

Le monde andin courbe le temps par la force de sa cosmovision. Le futur est derrière. Le passé et les ancêtres sont devant et l'histoire mythique finit toujours par revenir, dans ce grand retournement du temps que l'on appelle Pachakuti. Ainsi, les rencontres de chamans et d'hommes-médecines ayant lieu chaque année sur le continent américain, sous le signe de l'aigle et du condor, ne sont jamais qu'un retour à l'union préhistorique des peuples, autrefois illustrée par le signe de la vague et l'escalier. C'était le temps où Tiwanaku, aujourd'hui à 11 km du lac Titicaca, était un port. La période heureuse et mythique où les flots du lac caressaient les marches de la cité éternelle, Wiñay Marka, l'autre nom de Tiwanaku.

Quand arrive le Pachakuti et que le temps se retourne tout autant que le monde social des hommes, la puissance du mythe fait de nouveau surface, par la voix forte et messianique du mouvement indigène. Dans l'histoire réelle et officielle apparaissent alors des signes : ici une représentation picturale montrant un homme en compagnie d'un dinosaure, là une trace de pas humain datant de 12 millions d'années, un peu plus loin, aux pieds de la pyramide d'Acapana, un crâne humain et un fémur de toxodonte sur le même niveau stratigraphique. Autant de vestiges tirés comme par magie de l'autre monde, tels la fleur de Coleridge venant nous rappeler du rêve la réalité...

Posnansky s'attarde peu sur le sens à donner au motif de la volute et de l'escalier. Il signale que la terre-mère a pour symbole l'escalier et que depuis fort longtemps, les habitants des Andes ont sculpté les montagnes en terrasses pour leurs besoins agricoles. Concernant la vague ou la volute, il se contente d'écrire que les phénomènes célestes sont circulaires et évoquent la voûte ou la volute. L'ensemble forme alors un symbole dont le sens est Ciel-Terre.

Ajoutons que l'escalier des céramiques de Tiwanaku a le plus souvent trois marches, qui correspondent aux trois pachas dont est constituée la Pachamama : Alaj Pacha (quechua) ou Hanan Pacha (aymara), le monde d'en-haut, Kay pacha (quechua) ou Aca Pacha (aymara), le monde d'ici et Ukhu Pacha (quechua) ou Manqha Pacha (aymara), le monde du dessous. De tous les sites archéologiques, Tiwanaku est celui où la tripartition du monde propre à la cosmovision andine est la plus précisément exposée. C'est à Tiwanaku que l'attribution traditionnelle de l'oiseau, du félin et du serpent aux trois pachas apparaît avec le plus de clarté, d'autant plus nettement que chacun de ces mondes possède à Tiwanaku un monument propre : le temple semi-souterrain où abondent les serpents pour le monde du dessous, le temple de Kalasasaya pour le monde d'ici et la pyramide d'Acapana pour le monde d'en-haut. Sur l'ensemble du site, la chacana apparaît en abondance, ainsi que la demi-chacana, qui donne sa forme à la pyramide d'Acapana et sert de marche-pied à la divinité centrale de la porte du Soleil, comme pour en signifier la parèdre. Ces motifs sont autant de variations du quart de chacana, que représente l'escalier. Bien entendu, quatre de ces escaliers forment une chacana.

S'il est vrai que la divinité centrale se tenant à genoux sur trois marches, au centre de la Porte du Soleil, est Wiracocha, alors le sens de la vague associée à l'escalier de la Terre-Mère devient plus clair, puisque Wiracocha signifie écume de la mer. L'eau reliée à la terre donne lieu à l'idée de la Mamacota, qui est le lac Titicaca perçu comme mère divine. L'eau cosmique, le flux quantique entoure la totalité de la terre et se constitue en lieu de son origine. Wiracocha est lié à l'eau, mais les cîmes enneigées (pacha wira) et l'eau pure des sommets sont les récipiendaires et les distributeurs de sa force cosmique. Les montagnes enneigées expriment une synthèse du cosmos : elles réunissent la totalité en plongeant leurs racines jusqu'aux mondes souterrains et tandis que leur flancs s'étendent aux terres fertiles avec l'eau du dégel, leurs cîmes pénètrent le ciel jusqu'à le posséder.

La vague et l'escalier sont deux formes complémentaires dont l'une est dynamique et l'autre statique. L'eau de la vague, au sens andin, évoque le flux cosmique lui-même. La manifestation toute entière, avec le soleil et la Lune, l'homme et la femme, est sortie du lac Titicaca, véritable foyer de ce flux. C'est une métaphore centrale dans les Andes. L'eau n'est pas seulement un phénomène terrestre mais cosmique. La vague surmontant l'escalier pourrait aussi bien être la Voie Lactée, Jacha Laqo ou Saytu Laqo, le Grand Ver infini qui nait d'un fond très noir, dans le Lakanpu (ciel). C'est pourquoi cette vague est aussi le fleuve céleste à l'origine de tous les fleuves de la terre. Tous les aymara savent que la déesse de la Voie Lactée a choisi sur terre pour demeure le fleuve Desaguadero, où elle apparaît parfois pendant le Jallu tiempo, la période des pluies. Or, le fleuve Desaguadero nait des eaux sacrées du Titicaca.

L'eau, qu'elle soit céleste ou terrestre, est la vie même, l'énergie toujours neuve, d'instant en instant, du flux cosmique. Elle est le non-arrêt, le mouvement fluide et changeant de Pacha, de l'espace-temps.

Bibliographie :
- Arthur Posnansky, Tiahuanaco, cuna del hombre americano, édition bilingue anglais-espagnol, aux éditions Bosco, pour le compte du Ministère de l'Education, 1952, La Paz, Bolivie.
- La dernière illustration est extraite de la thèse de Blithz Lozada Cosmovisión, historia y política en los Andes, producciones Cima editores, 2008, La Paz, Bolivie.
- Diccionario de mitología aymara par Mario Montaño Aragón, producciones Cima editores, 2006, La Paz, Bolivie.
- La razón y el indio par Fausto Reinaga, sans mention d'éditeur, 1978, La Paz, Bolivie.

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