dimanche 24 avril 2011

LA LOI DU AYNI

La Réciprocité est un mécanisme culturel andin permettant de réaliser l'équilibre social dans une société de redistribution. Il ne faut pas le confondre avec le troc, la Minka (1), la charité chrétienne (2) ou le Talion.

La loi du Ayni ou de la Réciprocité, paradigme du continuum (pacha) culturel andin, commence probablement bien avant 4900 ans à Kotosh et elle s'exprime à l'origine, dans ses formes les plus anciennes, par les paumes des mains contraposées en miroir.

Le modèle initial de Kotosh avait les avant-bras croisés diagonalement sur le nombril, tout comme ceux qui le suivirent. Cette caractéristique sémiotique originale a cependant varié avec le temps, bien que son contenu ait continué d'être le même.

L'expression sémiotique de la Réciprocité n'a pas nécessairement besoin d'être représentée par les avant-bras croisés et de fait, ses plus distingués exposants aux époques plus tardives vont au contraire la signifier avec les avant-bras décroisés.

Les mains contraposées en miroir représentent l'acte de RECEVOIR avec la paume de la main gauche tournée vers le haut ou vers l'extérieur, et dans le sens contraire l'action de DONNER, exprimée avec la paume de la main droite tournée vers le bas ou vers l'intérieur.

Toutefois, cela n'a pas été non plus la seule manière d'exprimer le commandement social et cosmique de la Réciprocité, puisqu'une autre forme symbolique fut conçue, qui bien qu'elle n'ait pas eu les mains en miroir, comme c'est le cas du code primitif, fut d'une sophistication et d'une didactique telles qu'on pourrait la qualifier d'écriture psycho-sémiotique amérindienne.

Dans cette variante, les deux paumes des mains sont tournées vers l'intérieur, de sorte que l'action de DONNER est exprimée en plaçant la paume de la main droite sur le coeur et que l'action de RECEVOIR est représentée par la paume de la main gauche plaçée sur l'estomac. Si l'on se souvient bien, il s'agit du salut andin dont j'ai déjà parlé dans le billet sur Ñakhari.

La plupart des monolithes représentant le Ayni ou Réciprocité de cette façon, se situent autour du lac Titicaca et concernent les cultures Chiripa, Yayamama, Pucara, Pa-Jano. Nous pouvons affirmer qu'ils constituent le prolongement dans le temps des mains croisées de Kotosh.

Ces monolithes expriment sémiotiquement la Loi du Ayni avec une main sur le coeur et l'autre sur l'estomac et même encore aujourd'hui les communautés actuelles du lac, les Uro-Chipayas du Salar de Coipasa, continuent de se saluer d'une façon similaire. On pourrait même dire que le salut pratiqué partout en Amérique du Sud et Centrale, l'abrazo, qui consiste à placer ses bras de la même manière, mais dans le dos de celui qu'on serre contre soi et qui fait de même sur nous, est une expression du Ayni.

Le monolithe Kontiki de la culture formative Chiripa semble être le plus ancien de ce groupe symbolique du Ayni, figuré par un salut humain où la main droite est sur le coeur et la main gauche sur l'estomac. L'importance du monolithe Kontiki est d'autant plus considérable qu'il fut trouvé dans l'enceinte principale du Centre Rituel de Tiwanaku, rendant plus controversée l'ancienneté des relations interculturelles andines de ce site avec Sechin, Kotosh, Chavin, Tabaconas, etc, dont les symbologies sont unies sémiotiquement par des artefacts conceptuels semblables et par la Loi du Ayni. La Loi du Ayni n'est pas une spécificité inca, pas plus que peuvent l'être la Chakana, la Pachamama ou la tripartition du monde. C'est une particularité du Pacha Andin, de l'espace-temps Andin dans son ensemble (3).
L'ampleur axiologique du Ayni dépasse très largement les seuls échanges humains pour prendre un tour nettement intégral et cosmique, entrant en rapport avec le célébratif, les relations magico-religieuses atmosphériques et climatiques, ainsi que tous les éléments de la nature, les animaux que l'on chasse, les plantes que l'on récolte, les rivières qu'on traverse ou les montagnes qu'on franchit : “Le Ayni signifie donner et recevoir. C'est la loi la plus utile qui puisse exister pour la vie quotidienne. Tel qu'il est pratiqué dans les communautés, il fonctionne aussi entre les êtres humains et la Pachamama et les Apus. Les pagos à la Pachamama équivalent à rendre le Ayni qu'elle nous donne à travers les plantes sauvages et cultivées qui nous alimentent et nous guérissent” écrit Hilaria Supa, dirigeante de communauté paysanne (4).

Il faut faire remarquer que dans la Culture Andine, le dialogue et la réciprocité sont complétés par la redistribution, qui se charge de rendre impossible l'accumulation, ennemie de l'équivalence et destructrice de l'harmonie. La redistribution assure que les excédents satisferont ceux qui en ont besoin pour garantir à tout moment l'équivalence, pour que le dialogue et la réciprocité continuent de circuler et que la vie continue de fleurir” Amauta don Eduardo Grillo (5).

Tout est affaire d'équilibre entre donner et recevoir. C'est pourquoi le Ayni ou réciprocité régit aussi la circulation des énergies subtiles propres au Kausay Pacha, à la Vitalité Cosmique. Les arts énergétiques qu'il inspire sont ingénieux et de bon conseil. Ils permettent par exemple de transformer les surcharges en énergie lourde (jucha) de notre poqpo (champ aural) en énergie raffinée et légère (sami) ; ils guérissent les malades et fertilisent la terre.

Pour commencer à créer l'énergie raffinée du sami, nous pourrions simplement apprendre à dire merci et s'il vous plait, à ne pas attendre de recevoir pour donner. On part du principe que tout est vivant. Les montagnes, les pierres, l'eau, les plantes, les animaux, les astres. Imaginez que vous marchiez avec moi et que nous arrivions aux pieds d'une montagne grandiose ou aux abords d'un bois de colles, ces arbres qui poussent à 4000 mètres d'altitude. Je ne vais pas vous l'enseigner car ce serait contraire à la pédagogie andine ; je vais plutôt vous le montrer. Faites comme moi. Dans les Andes, l'acte gnoséologique n'est pas dans la théorie mais dans la cérémonie. C'est par la célébration qu'on connaît. L'acte célébratif et l'acte gnoséologique sont équivalents.
Tout est vivant. Vous faites une offrande. Vous dîtes quelques mots, vous saluez et demandez la permission de passer. Vous entrez dans la relation avec votre coeur : nous y sommes. C'est le début du Ayni, la mise en rapport, simple et respectueuse. Vous êtes dans un monde magique et il n'y a pas besoin d'en rajouter. Vous n'êtes pas plus important que ce qui vous entoure, vous êtes une fourmi magnifique et admirable. La nature, tous les éléments ne sont pas des objets mais vos frères et vos soeurs, vos oncles et vos tantes, vos pères et vos mères, vos grands-pères et vos grands-mères, vos ancêtres. Ils font partie du Ayllu, de la communauté. Ils vous apportent leur aide, vous donnent des aliments et à boire. Pour cette raison, ils sont rétribués dans l'ordre symbolique et cérémoniel et vous devez apprendre à réciproquer avec eux par le Ayni, le principe qui meut toute la maison cosmique.

Je reçois et je donne. Le chemin simple de l'énergie. Plus je donne avec coeur et sans mesquinerie, plus j'accumule d'énergie légère ou sami. Plus je reçois et moins je donne (principe de la peur qui se manifeste dans l'égoïsme du ventre), plus j'accumule de jucha ou énergie lourde et indigeste. Je me retrouve en déséquilibre, avec toutes les conséquences que cela implique sur la santé mentale et physique, sur la vie tant personnelle que sociale ou cosmique.

Avec le Ayni, on ne reçoit rien sans donner quelque chose. Pas de calcul mesquin mais coeur ouvert, organe qui perçoit les mouvements de l'énergie comme la déesse araignée des mochica, au centre de la toile de la perception que nous révèle wachuma. On commence donc par dire bonjour, par reconnaître que l'autre existe même dans la nature ; car il faut être deux pour établir le Ayni. Il faut être deux pour établir une relation, donner avec son coeur et recevoir sans peur.

La société moderne s'est beaucoup spécialisée dans les technologies et fort peu dans les relations. Le philosophe andin Javier Lajo remarque qu'au contraire, les sociétés indigènes possèdent une intelligence émotionnelle exceptionnelle. Du point de vue occidental, la technologie a permis de développer incroyablement la productivité et les bénéfices économiques, mais contrairement aux sociétés andines, nous avons complètement oublié de réciproquer avec la Nature et sommes devenus de plus en plus individualistes.

La conséquence de tout ceci, c'est que notre société industrialisée, en plus d'avoir beaucoup pollué la planète, a accumulé une énorme quantité de jucha. Nous sommes chargés de cette énergie vitale lourde. On le constate au travers des déséquilibres écologiques, dans la qualité de vie des pays développés qui ont tout ce qu'ils souhaitent au niveau matériel mais sont tristes au-dedans et accumulent sans redistribuer. Leur joie meurt, leur âme est malade et par conséquent leur pensée aussi. Ils n'ont pas donné comme ils ont reçu.
Vu sous cet angle, ce que les occidentaux appellent la "dette climatique" cache pour l'indigène une réalité spirituelle. Il ne fait aucun doute pour lui que cette dette n'est pas seulement économique, politique, technologique ou écologique. Ce n'est même pas celle des 90 millions d'indiens morts pour que les occidentaux deviennent ce qu'ils sont devenus.

C'est un manquement à la réciprocité, une dette rituelle et symbolique envers la Pachamama dont découlent toutes les autres. Au pays des chamans, le Kollasuyu, cette dette est considérée comme une maladie dont le tout premier symptôme est d'avoir un estomac que plus rien ne peut remplir, nous laissant dans une insatisfaction permanente. Cette dette pachasophique et cosmique envers la Terre Mère est présente dans l'inconscient occidental, puisque les nombreux siècles passés à ne plus réciproquer avec la nature réveillent la mémoire intra-cellulaire des ancêtres : les occidentaux sentent confusément en quoi consiste cette dette puisque ce sont eux, les inventeurs et imaginateurs de 2012, et non pas les Mayas, les hopis ou les Q'eros. Il faudra un jour régler cette dette rituelle qui bouleverse de plus en plus l'équilibre pachasophique (6).

Réciproquer avec la Pachamama est le début d'une relation saine avec elle. Mais comment devrions-nous donner et recevoir sinon en commençant par le plus simple ? Les êtres humains dont nous recevons beaucoup : faire montre de gratitude envers eux. Les plantes, les animaux, l'eau, les montagnes et l'air que nous respirons, de même. Ne jamais prendre plus que nécessaire, sans quoi nous entrons dans le processus de déséquilibre que nous sommes en train de vivre. Et comme nous sommes en interdépendance avec la nature - le Kausay, la vie n'est qu'une seule vie pour tous les êtres de la terre - nous ressentons l'effet de ce déséquilibre dans la nature elle-même et à l'intérieur de nos sociétés, et pas seulement sur nous. Nous appliquons toute cette mauvaise énergie à ce qui nous entoure sans nous en rendre compte, car nous sommes les enfants endormis qui manipulent l'atome. Même lorsque nous nous intéressons au chamanisme par exemple, le jucha nous fait agir et parler dans le sens unique d'une captation. On se propose alors d'adapter le chamanisme aux occidentaux. Ce n'est pas que ce soit mauvais, c'est le jucha. Les quechuas disent : ñawpaq chaskinapaqka qonaraqmi kanan. Il faut donner avant de recevoir. J'aimerais rencontrer des occidentaux qui soient également capables de s'adapter au chamanisme. Car c'est aussi cela, le Ayni qui produit l'énergie céleste et reliante du Hanan Pacha.

Donner et recevoir. C'est peut-être l'ébauche de notre connexion aux forces cosmiques, l'aurore naissante de notre communication avec l'eau, les montagnes, les pierres, les arbres, les animaux. Les sages indigènes n'utilisent jamais le mot chaman. Mais on devient le paqo, le yatiri ou l'amauta, parce qu'on se met à palper la structure sous-jacente de la communauté ou Ayllu, laquelle n'est pas seulement constituée d'hommes et de femmes, mais reprend l'ensemble du pacha où l'on se situe. On découvre la texture énergétique de ce Ayni cosmique, on la réalise et elle nous réalise. On devient l'espace ouvert de l'inter-relation ; on devient ce pour quoi tout homme et toute femme est fait : une chakana, un pont vers le supérieur, pure relationalité plutôt que relata.
Curva fête de San Pedro 2009 : La fête est l'un des mécanismes privilégiés des sociétés traditionnelles andines pour redistribuer les excédents et réciproquer. “L'excédent, l'abondance n'est pas emmagasiné ou échangé au bénéfice de l'accumulation, base du Pouvoir dans les sociétés de concurrence et d'échange, mais il est consommé : l'invitation faite aux communautés périphériques est la règle d'or des sociétés de redistribution...”(Domnique Temple, La dialéctica del Don, ed. Hisbol, La Paz, 1986).
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NOTES

(1) La Minka est un travail fourni pour le bien commun par un particulier. Le Ayni est une réciprocité du travail entre particuliers : je t'aide aujourd'hui, tu m'aideras demain. Il existe aussi une troisième règle de réciprocité appelée Mita, pour les travaux de l'Etat. Ayni, Minka et Mita sont trois principes inscrits dans la Chakana. Ils constituent les trois angles du quadran supérieur droit de la croix andine. Parvenu à maturité, le Ayni donne naissance au Ayllu ou communauté, si bien qu'un travail fait par A pour un bénéficiaire B peut être retourné par celui-ci à une personne C, plutôt qu'être rendu directement à A.
(2) A ce sujet, voir la fin du billet sur la mesa negra et les notes afférentes.
(3) Jusqu'ici, je n'ai fait que résumer les données paleo-sémiotiques recueillies par l'Iripiri Wayra Katari (Carlos Milla Villena) dans son remarquable ouvrage AYNI, sémiótica andina de los espacios sagrados, éditions Amaru Wayra, Lima, 2003.
(4) Hilaria Supa Huaman et Stölben Waltraut, Hilos de mi vida, ed. Amaru Wayra, Cuzco 2002.
(5) La Cosmovision andina de siempre dans Peru indígena, vol. 13, n°29, ed. Instituto Indigenista peruano, 1992.
(6) “Les désastres naturels sont considérés comme des conséquences et des effets du manque de réciprocité de la part de l'être humain. L'infraction de l'ordre cosmique par l'être humain qui ne 'rétribue' pas réciproquement ce qui est dû est la cause directe du bouleversement de cet ordre qui se manifeste au travers de catastrophes et de malheurs”. Joseph Estermann, Filosofía andina, Sabiduría indígena para un mundo nuevo, p.256, ISEAT 2007, La Paz.

2 commentaires:

Don Felipe a dit…

Merci !

Don Juanito a dit…

Ah celui-là a été écrit en pensant fortement à te faire plaisir mon Filou.