dimanche 24 juillet 2011

MAUVAIS GENRE...

Inca Uyo proche de Puno (Pérou) : Le Temple de la fertilité et ses 81 phallus
- Moi aussi je participerai à la marche gay, transformé en k'achachola et avec la wiphala.
- Avec la wiphala ? demandai-je haussant le ton. Les indigénistes vont te couper les couilles d'avoir confondu la wiphala avec le drapeau gay et, soit dit en passant, les langues de vipère diront qu'au lieu de participer à la procession de la Vierge de Copacabana, tu es allé au festival des homosexuels.
- Laisse-les donc jaser - dit-il avec une étonnante sérénité. Chien qui aboie ne mord pas. Et puis, comme tout bon diable, je prendrai toujours fait et cause pour les exclus de la société capitaliste, machiste, raciste.

    Je suis à peine surpris de découvrir que mes travaux ont été utilisés pour affirmer que les gays ont volé le drapeau des Incas alors que je n'ai bien sûr jamais rien dit de tel. Je découvre aussi qu'en s'appuyant sur les Commentaires Royaux de Garcilaso de la Vega (Livre III, chap. 13 et Livre VI, chap. 11) certains continuent, Eduardo Galeano en fait partie, de véhiculer des idées fausses à propos de la culture andine, voire même des Aztèques (1). Clarifions.
    Garcilaso de la Vega fut le premier auteur américain à être publié en Europe, non sans certaines concessions à la vérité. Il est le seul à affirmer que les Incas firent la guerre aux sodomites et ses Commentaires Royaux montrent combien d'efforts il déploie pour faire de la dynastie Inca une noblesse semblable à celle de l'Europe, moralement irréprochable du point de vue chrétien. Toutefois, Garcilaso est sérieusement contredit par un grand nombre de chroniqueurs dont Juan de Santa Cruz Pachacuti Yamqui, Felipe Guamán Poma de Ayala et Antonio de Herrera y Tordesillas. C'est pourquoi l'intellectuel péruvien Cristian Fernández le qualifie de "maître en ambiguités". Il écrit que les Incas châtiaient les sodomites par le feu mais ce n'est finalement qu'une simple projection de la sanction effectivement réservée par l'Inquisition à ces malheureux. Felipe Guamán Poma de Ayala a étudié en détail les 17 sortes de punitions réservées par les Incas aux délinquants de tous types. Or, le châtiment par le feu n'est jamais mentionné. Don Antonio de Herrera y Tordesillas qui consigne les lois Incas ne relève pas non plus de châtiments par le feu, pas plus que de condamnations pour sodomie. Michael Horswell assure, après une vérification minutieuse des sources historiques évoquant les lois et règles morales des Incas, "qu'il n'y a jamais eu d'interdictions ni de punitions particulières aux pratiques homosexuelles".
    Tandis que Garcilaso fait des Incas les préparateurs de la venue en Amérique de la morale catholique, les erradicateurs de toute expression du pecado nefando, Santa Cruz Pachacuti Yamqui nous informe qu'à Cuzco, siège du gouvernement Inca, les individus du mal nommé "troisième sexe", dirions-nous aujourd'hui, sont respectés et célébrés et en aucun cas poursuivis et persécutés.
Céramique mochica : l'une des rares scènes d'homosexualité ayant échappé à la destruction
    Dans sa Chronique du Pérou (LXIV), Pedro Cieza de León est quant à lui horrifié. Non seulement ces pratiques existent, bien qu'entourées de secret, mais certains les disent saintes et les utilisent rituellement. Je traduis : " Il est vrai qu'en général, dans les montagnes et les vallées, le démon adopte ce vice sous un jour de sainteté, et qu'en chaque temple et lieu d'adoration d'importance, il y a un homme, deux ou plus selon l'idole, lesquels s'habillent en femmes depuis leur enfance, parlent comme elles et ont les manières, le vêtement et tout le reste s'assimilant aux femmes. Et de plus, presque par voie de sainteté et religion, ils ont leurs fêtes et jours consacrés, lors desquels il ont commerce charnel et vil, en particulier avec les chefs et seigneurs. Je sais cela pour en avoir puni deux [...] auxquels j'ai parlé sur le péché qu'ils commettaient, insistant sur la laideur de leur faute, ce à quoi ils répondirent qu'ils n'étaient point fautifs, puisque dès leur enfance leurs maîtres les avaient mis là, pour leurs maudits et terribles vices, et pour être prêtres et gardiens de leurs temples et de leurs idoles ".
    On sait par Pachacuti Yamqui que le dieu tutélaire des indiens de "double nature" était Chuqui Chinchay, le jaguar arc-en-ciel (2). Se basant sur les même sources, Michael Horswell écrit que les individus du "troisième sexe", hiérodules de Chuqui Chinchay, étaient des acteurs essentiels des cérémonies andines avant l'arrivée des espagnols. "Ces chamanes qhariwarmi (hommes-femmes) servaient de médiateurs entre les deux sphères dualistes de la cosmologie andine et de la vie de tous les jours. Ils opéraient par des rituels qui requéraient parfois des pratiques érotiques envers les représentants du même sexe. Leur aspect travesti servait de marqueur visible d'un troisième espace entre le masculin et le féminin, le présent et le passé, le vivant et le mort. Leur présence chamanique évoquait des forces créatrices souvent représentées dans la mythologie andine".
Chuqui Chinchay à deux têtes : le protecteur du troisième sexe
    Les descriptions effectuées par Cieza de León sur l'existence d'une "homosexualité sacrée" dans les Andes sont complétées par Bernabé Cobo qui décrit le culte homosexuel qui avait lieu à Pachacamac et Apurimac, deux des plus grandioses et respectables sanctuaires du Tawantinsuyu. Le sanctuaire de Pachacamac était proche de Lima et après l'impressionnant Qoricancha de Cuzco, ce temple occupait la seconde place en grandeur, dévotion, autorité et richesse. Les gens venaient de tout l'Empire y faire leur pèlerinage.
    Selon notre chroniqueur, l'idole d'Apurimac à laquelle on rendait un culte était douée de parole, avait des seins et était revêtue de dessous féminins, tout en étant masculine. En raison des infinis pouvoirs qui lui étaient attribués, tout homme lui rendant visite devait être habillé en femme et à l'approche de la divinité, en signe de soumission, il devait se couvrir les yeux, s'agenouiller face contre terre et fesses levées, dans "une posture laide et indécente", ajoute Bernabé Cobo.
    C'est dans la nature indigène locale que de connaître parfois une construction genrée plus souple, raison pour laquelle selon Maria Rostworowski, les Incas reconnaissaient deux sexes à partir desquels se construisaient quatre genres : femme-femme, femme-homme, homme-femme et homme-homme (3). Selon la catégorie dans laquelle on se situait, la place que l'on occupait dans la société pouvait varier. Ainsi, certaines femmes étaient guerrières, tandis qu'existaient des hommes restant au foyer pour se consacrer aux métiers du tissage. On note toutefois que la fonction sociale des genres n'est pas déconstruite par ce dispositif, mais est au contraire réaffirmée par adaptation.
    Je parle peu ici de l'homosexualité féminine mais Guamán Poma de Ayala rappelle que l'Inca Capac Yupanqui "avait pour elles une tendresse toute particulière". Les femmes masculines, toutes les lesbiennes ne le sont pas, considérées comme de redoutables guerrières, jouissaient dans tout l'Empire de privilèges spéciaux, tant au plan des libertés sexuelles que politiques. On sait d'ailleurs par l'historien Agustin Zárate qu'exista une province exclusivement composée de femmes, laquelle donna naissance au mythe des Amazones.
Céramique mochica : la mort masturbatrice représente la fertilité et la vitalité du monde souterrain
    Dans une Amérique devenue machiste et homophobe, on affirme souvent que l'homosexualité fut apportée sur le continent par les européens dégénérés. Or, c'est exactement le contraire qui s'est produit et c'est bien le machisme et l'homophobie qui, dans la plupart des cas, sont des héritages étrangers. De nos jours, même si dans les grandes villes où le catholicisme et l'évangélisme nord américain - plus que jamais dévastateur celui-ci - ont fortement modifié la mentalité d'origine, on trouve encore dans les campagnes aymara, quechua et guarani, une ouverture certaine au travestisme, à la transexualité et à l'homosexualité. J'ai pu observer dans le village de mon ami Javier, la forte intégration dont pouvait bénéficier l'homosexuel local lors de la traditionnelle Kullawada où il dansait gracieusement habillé en femme. Jouant le personnage traditionnel de l'awila, tout le monde le draguait et était sous le charme. Mais ce rôle de femme traditionnellement réservé aux hommes en vient à être interdit aux homosexuels dans les grandes villes homophobes comme La Paz et Oruro. Toutefois on aurait tort d'imaginer que l'indigène fut jadis indistinctement "gay friendly", au sens moderne du terme.
    Sur la côte nord du Pérou vivent encore les descendants des Mochicas, que le cinéaste Pedro Almódovar a fort justement qualifiés de grecs des Amériques. Lorsque ces derniers viennent faire leur service militaire à Lima, ils sont souvent mis à la porte de la caserne pour le week-end. Sans aucune ressource et ne cachant même pas leurs activités à leur supérieurs, ils se prostituent auprès d'autres hommes, souvent pour des sommes dérisoires. Très connus sous le nom de cachaquitos (4), ces jeunes gens fort virils répondent comme ceci lors d'une interview : "Es-tu hétérosexuel ?" Non. "Es-tu homosexuel ?" Non. "Alors comment te considères-tu ?" "Je suis normal".
Céramique mochica : vie et mort font l'amour
    J'arrête ici cette revue sommaire des sexualités "alternatives" dans les cultures précolombiennes du secteur andin. La clarté de leur symbolisme est telle qu'elle relègue aux fins fonds de l'oubli toutes les complications occultisantes occidentales sur la sex-magick ou le tantrisme mal nommé. Voyez par exemple ce jeune mexicain qui, se fondant sur sa tradition, nous explique avec une simplicité déconcertante les fonctions pachasophiques de la masturbation rituelle, là où nous en sommes encore à tergiverser sur les polarités, le réveil des chakras grâce aux runes et l'ascension inverse des sephiroth par le coté obscur de la force et les vertus aphrodisiaques de Cthulhu...
    Je n'ai pas donné les détails des cultes homosexuels Chimus, Vicus et Mochicas, ni n'aurai le temps de présenter l'homosexualité guerrière andine et l'influence exercée sur toutes ces questions de genre par l'usage rituel du cactus San Pedro et sa sensorialité arachnidée. Ce sera peut-être pour une autre fois...
Un berdache crow qui fut aussi un grand guerrier : Squaw Jim à gauche, et sa squaw
NOTES
(1) Concernant les aztèques, on relira attentivement le récit du séjour de Fray Bartolomé de las Casas à Mexico.
(2) Littéralement, Chuqui Chinchay signifie "Jaguar d'or". Cette divinité du panthéon Inca est en réalité un héritage de Chavín, matrice de la culture Moche ou Mochica. C'est aussi à Chavín que l'on retrouve les premières traces rituelles du cactus San Pedro il y a 3000 ans, une plante maîtresse masculine qui n'est pas aphrodisiaque certes, mais qui tend à marquer le genre réel du sujet psycho-somatique dans toute sa vérité, entre autres propriétés. Bien que Tiwanaku semble avoir aussi connu un félin à deux têtes, d'après le récit de Pachacuti Yamqui, le culte de Chuqui Chinchay fut transféré depuis la côte nord du Pérou jusqu'à Cuzco, lors de la naissance d'Amaru Tupac Inca, tandis que furent chassés de la province tous les animaux sauvages et que la cité fut “remplie de pierres brillantes qui éclairaient la nuit”.
(3) Ces quatre genres seraient en rapport avec le mythe inca des quatre frères Ayar. Tout ceci ressemble fort au mythe de l'androgyne et à ses trois genres, tels que décrits par Platon. A propos des kallawaya d'Amarete, Ina Rösing en vient même à parler de deux sexes et dix genres, mais n'entrons-nous pas ici dans une dérive nominaliste questionne un universitaire français ? Quoi qu'il en soit, cela démontre la plasticité des constructions genrées chez certains indigènes. Au XIXème siècle, Magnus Hirschfeld soulignait l'importance des "inter-marches sexuelles" en vue d'une compréhension intégrale des sexes. Or, certains indigènes appliquent cela depuis des millénaires, sans pour autant cesser d'accorder de l'importance à la complémentarité cosmique, au principe masculin et au principe féminin en tant que tels, ce qui différencie grandement ces approches traditionnelles de la théorie queer actuellement à la mode.
(4) Je communique le lien vers le reportage qui leur est consacré, non sans signaler que des militaires chiliens y ont inséré des commentaires désobligeants, se moquant de l'armée péruvienne en traitant ses hommes de pédés.

BIBLIOGRAPHIE
Cobo, Bernabé : Historia del Nuevo Mundo
Cieza de León, Pedro : Crónica del Perú
Fernández de Oviedo, Gonzalo : Sumario de la Historia Natural de Indias
García, Gregorio : Origen de los Indios del Nuevo Mundo en Indias Occidentales
Garcilazo de la Vega, Inca : Comentarios Reales de los Incas
Herrera y Tordesillas, Antonio : Historia General de los Hechos de los Castellanos en las Islas y Tierra Firme del Mar Océano
Las Casa, Bartolomé : Historia de las Indias
Poma de Ayala, Felipe Guamán : Nueva Crónica y Buen Gobierno
Santa Cruz Pachacuti Yamqui, Juan de : Relación de antigüedades deste reyno del Pirú
Zarate, Agustín : Historia del Descubrimiento y Conquista de las Provincias del Perú
Ellefsen, Bernardo : Matrimonio y sexo en el incario
Kauffmann Doig, Federico : Comportamiento Sexual en el Antiguo Perú
Kauffmann Doig, Federico : Magia Sexual en el Antiguo Perú
Ramón López, Eduardo : El rostro oculto de los pueblos precolombinos
Ramón López, Eduardo : Los Comentarios irreales de Garcilaso de la Vega
Horswell, Michael : Decolonizing the Sodomite: Queer Tropes of Sexuality in Colonial Andean Culture
Cardín Alberto : Guerreros, chamanes y travestis
Faure, Bernard : Les sexualités bouddhiques. 
Crédit photos des céramiques mochicas, Musée Larco Herrera (Lima)

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