dimanche 19 juin 2011

TOUS DES CHAMANES


Le yatiri don Saturnino, chamane aymara

    Je viens de regarder une jolie video de rassemblement néochamanique qui finit au cri de "Est-ce que vous êtes des chamanes ?" Et tout le monde bien sûr répond oui. L'un des maîtres de ce rassemblement confirme d'ailleurs que "nous sommes tous des chamanes en puissance". C'est formidable.

    Et les maîtres d'exhiber l'argument marketing ultime à chaque organisation de stage : "plus de dix ans d'expérience". Notez bien l'importance valorisante de l'expression "plus de" qui semble multiplier par deux le nombre des années. "Plus de cinq ans d'expérience" ; "plus de quinze ans d'expérience"... autrement dit pas grand chose. Juste de quoi se dire apprenti et sortir de l'adolescence magique.

    Depuis quelques temps, il en est aussi qui se veulent ayahuasqueros et manipulent des bombes à retardement. Dans les cas les plus sérieux, les "dix ans d'expérience" signifient qu'on est venu passer un ou deux mois par an au nord du Pérou. Cela se résume donc au total à une quinzaine de mois entrecoupés de vie occidentale, rien qui permette de se dire ayahuasquero ni prétendre avoir pénétré l'âme indienne en vivant en permanence sous son influence, de longues années durant. D'ailleurs, s'ils parlent beaucoup d'ayahuasca, on les entend fort peu au sujet des traditions et de la vie indigène elle-même, de son background symbolique riche et singulier, de ses femmes, de ses hommes, de ses enfants, de la communauté et des maîtres-animaux qui hantent le paysage. Non, ce qui marche c'est de parler de DNT, de visions, de serpents et d'ADN en montrant de belles images psychédéliques. L'important dans notre monde occidental, ce qui remplit les salles et fait monter la fréquentation de nos sites internet, c'est le marketing, le spectacle et l'image. La publicité que nous nous faisons à nous-même : "plus de". C'est tout cela qui fait de nous des spécialistes invités de partout. Et non pas l'expérience.

    Désormais je dirai qu'à raison d'un mois ou deux comptant pour un an, j'ai "plus de" cinquante ans d'expérience en milieu chamanique indigène et plusieurs siècles dans quelques autres matières. Qu'il est bon de se tenir à l'écart du marketing spirituel et du mensonge ordinaire ! Cela évite d'avoir à se construire des images factices. La Terre, le Ciel, le vent et les montagnes sont la meilleure publicité des sages. Ils permettent d'oeuvrer en paix loin des feux de la rampe. Ceux qui font le spectacle servent à cela ; à distraire le public pour que d'autres puissent échapper au regard trop curieux. Alors les salles se remplissent de ces consommateurs qui ne doivent pas déranger l'Oeuvre. Un plan parfait en somme, ces écrans de fumée.

    En Occident, on estime généralement que chacun peut devenir chamane et qu'il suffit pour cela de suivre des cours et d'apprendre quelques techniques. Tel est notre univers mental démocratique et technologique : le chamanisme en dix leçons, devenez voyant, l'illumination pour les nuls, devenez chamane, le chamanisme pour tous, techniques de chamanisme. Les livres portant des titres pareils se vendent forcément bien. L'intention est belle, pleine de bons sentiments, de volonté de partage et d'euros, mais j'ai bien peur qu'elle soit totalement déplacée et anachronique quant à notre sujet. Le chamane est un expert de la conscience, un virtuose extrêmement précis qui connait bien les différentes textures et intensités des mondes où il voyage. Il dispose de cartes intuitives donnant vivacité et précision aux terres inconnues et ce n'est pas un bricoleur. Il est passé le plus souvent par de rudes épreuves. Il est mort et ressuscité plusieurs fois et a généralement refusé sa vocation au début du chemin. Mais un éclair l'a frappé pour toujours disent les kallawayas et yatiris.

    De nombreux jeunes indiens rejettent l’apprentissage chamanique que les occidentaux disent rechercher dans les cours de chamanisme et les voyages touristiques, car cela les expose à être haïs et redoutés toute leur vie. Les kallawayas sont certes respectés, mais ils sont également ostracisés et diabolisés par ceux-là même qui les consultent. Le monde des tricheurs les fuit à toutes jambes, ne peut se voir dans le miroir. Ce sont des êtres tabous et secrets. L'image occidentale du chamane est donc fort différente de la réalité, car celui-ci n'est pas un chevalier blanc parcourant les éthers parfumés du rêve. Nous pouvons tous faire quelques pas en direction des forces qui nous entourent, mais les manuels de P. Hine ou de M. Harner ne feront pas de nous des chamanes. Ainsi, certains artistes me semblent parfois plus proches du chamane que ceux qui organisent des rassemblements chamaniques ou des formations à ce sujet.

    Nous avons tout, il nous faut plus : devenir des dieux californiens grâce au néo-advaïta, devenir des chamanes en surfant sur internet ou en participant à un séjour touristique chez des charlatans que nous prendrons pour des êtres éclairés, tant nous sommes égarés par nos propres lumières. Nous sommes le centre du monde et tout nous est dû. Cependant, nous ne recevons que ce qui nous ressemble. Ecoutons sur ce point un connaisseur, qui s'exprime sur cette démocratisation néochamanique. Jacques Mabit, du Centre Takiwasi :

    "Dire que « chacun possède un chamane à l’intérieur de soi » nous paraît au mieux une boutade et au pire un mensonge. Les vocations sont rares et il y a également peu de personnes qui ont un « Mozart ou un Modigliani à l'intérieur de soi ». A l'heure où il faut des années de formation pour devenir un technicien spécialisé, on est surpris d’apprendre qu’on peut devenir chamane et maîtriser les états de conscience en quelques week-ends de formation en forêt de Fontainebleau ! De nombreux stages dits chamaniques proposés dans le contexte new age font appel en réalité à des techniques de relaxation, de rêve éveillé, d’induction hypnotique, etc., mais n’ont de chamanique que le nom" (Docteur Jacque Mabit Le malentendu néochamanique peut devenir gigantesque).

    Des techniques de relaxation, de rêve éveillé... mais point de chamanisme...

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